12 mars 2025

Numérique, adolescence et vie privée

Ce que nous apprend une enquête sur les usages numériques des 11-14 ans en France

Dans un épisode de balado du Collimateur (La littératie de l’IA en éducation 3/3), nous avions mis en évidence le fait que la notion de vie privée évolue chez les jeunes générations, pour qui rester connecté est une forme d’appartenance sociale. Pour eux, être exclu du monde numérique est impensable.

Notre récente veille nous a conduits à une recherche exhaustive sur les premiers usages du numérique et la vie privée des jeunes. Cette enquête, publiée en février 2025 par Mehdi Arfaoui et Jennifer Elbaz pour la CNIL, s’appuie sur une revue de littérature approfondie en sciences sociales, sur des entretiens qualitatifs menés auprès de 130 collégiens et collégiennes en France, ainsi que sur une enquête statistique auprès de 600 parents.

Partie 1 : Revue de littérature en sciences sociales

La première partie de l’enquête est consacrée à une revue de la littérature portant sur l’usage du numérique chez les adolescents et les adolescentes, ainsi que sur les enjeux relatifs à leur vie privée. Un premier constat émerge.

« Les outils numériques sont à cet égard primordiaux dans ce processus de bricolage identitaire. » (Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p.7)

Selon les recherches en sciences sociales, l’adolescence est caractérisée par un désir intense d’appartenance. À cet âge, les jeunes s’appuient sur les technologies numériques pour renforcer leurs liens sociaux, en particulier en partageant des aspects intimes de leur vie. Le partage d’informations personnelles, souvent perçu comme une preuve de confiance, peut brouiller la frontière entre la sphère privée et publique.

L’idée de « l’extimité numérique », qui consiste à divulguer sciemment certaines facettes intimes dans le but d’approfondir ses relations sociales, est abordée et expliquée.

Bien que les outils numériques puissent renforcer les liens amicaux, cela expose aussi à des risques importants, tels que le harcèlement ou la diffusion incontrôlée d’informations personnelles.

Partie 2 : Enquête qualitative auprès des collégiens et collégiennes

L’enquête qualitative révèle que l’appropriation du numérique chez les jeunes de 11-15 ans se fait progressivement et de manière dynamique. Avant même d’avoir leur propre appareil, ils découvrent ces outils via leurs proches. Le premier téléphone arrive généralement au début du collège pour rassurer les parents sur la sécurité ou répondre aux exigences scolaires (accès aux environnements numériques).

« J’avais plein de cours de danse, de musique, auxquels j’étais inscrite, et donc ils m’ont donné un téléphone pour pouvoir m’appeler. [Ma maman] ça lui donnait confiance, elle avait moins peur quand je sortais de la maison. » (Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p.16)

Initialement centrés sur les loisirs culturels ou scolaires, ces usages évoluent ensuite vers une présence accrue sur les réseaux sociaux pour communiquer avec la famille et les pairs.

L’appropriation progressive du numérique

Cette appropriation n’est toutefois pas linéaire. Elle connaît régulièrement des phases réflexives où les élèves comme les parents réévaluent leurs choix antérieurs. Certains adolescents et adolescentes décident volontairement d’éviter certaines plateformes perçues comme dangereuses après avoir eux-mêmes expérimenté des risques ou observé des camarades en faire l’expérience.

« Ma mère m’a fait désinstaller TikTok parce qu’elle a une amie qui l’a fait désinstaller à sa fille.
Sa fille, elle, a revécu après la désinstallation. Et moi aussi, c’est vrai que j’ai commencé à plus
lire et à plus sortir, et même à travailler plus. Demain je pense que je ne réinstallerai pas [Tiktok]…
en plus, il y a le même contenu sur Insta. » (Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p. 20)

Rapport complexe à l’accompagnement parental

L’accompagnement parental s’avère essentiel, mais il est complexe. Il dépend de deux facteurs principaux : les compétences numériques perçues par les parents eux-mêmes et le temps dont ils disposent pour aider leur enfant. Certains parents s’immiscent directement sur le téléphone («intrusion»), tandis que d’autres délèguent cette tâche à un aîné ou adoptent une approche laissez-faire totale. D’autres encore privilégient un encadrement plus actif (« compagnonnage ») ou plus distancié (« supervision »). Bien que ces jeunes présentent des points de vue variés, presque tous apprécient l’accompagnement parental qui respecte leur sphère privée et qui prend en compte leurs habitudes réelles.

Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p. 23

Stratégies adolescentes de protection de la vie privée

« Même quand on poste, on supprime quand même dans le mois… ou dans les
deux mois, parce qu’on a changé au fur et à mesure, on évolue. » (Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p. 19)

Les parents ont tendance à sous-estimer les pratiques des adolescents. Cela est contraire à la perception qu’ont eux-mêmes les jeunes du niveau de leurs connaissances.

Les personnes interrogées dans cette étude préfèrent largement les formats éphémères (stories) pour partager du contenu, car elles les considèrent comme moins risqués en raison de leur suppression automatique après 24 heures. Cette méthode, qui est courante sur Snapchat et Instagram, limite la visibilité à long terme des données et réduit les risques de divulgation ou de détournement. Les jeunes ont également tendance à adopter une logique de minimisation, comme en témoignent les pseudonymes cryptiques (« Lili_05_ ») ou l’absence de photo sur leurs profils publics, ainsi que la suppression régulière de leurs anciennes publications.

Ces tactiques répondent à une méfiance accrue envers la permanence des traces numériques, renforcée par des expériences vécues ou observées (moqueries, screening de conversations privées). La vigilance est donc renforcée par l’expérience directe ou indirecte de situations problématiques, tandis que certains risques abstraits (collecte commerciale des données) sont moins pris en compte.

Arfaoui, M., & Elbaz, J. 2025 p. 29

Partie 3 : Enquête statistique auprès des parents

Enfin, une enquête quantitative auprès de 600 parents montre que ces derniers équipent majoritairement leurs enfants dès le collège. L’entrée au collège constitue un moment clé où la majorité des enfants obtiennent leur premier téléphone portable. Ils le font principalement pour assurer leur sécurité personnelle (joignabilité permanente) ou pour répondre aux exigences scolaires croissantes liées aux environnements numériques éducatifs. Cependant, l’utilisation du téléphone portable varie considérablement en fonction du milieu social : les familles aisées accordent une grande importance à son potentiel d’intégration sociale, tandis que les familles rurales mettent l’accent sur son utilité pratique quotidienne.

Perception paradoxale des risques

Selon une autre enquête, environ 60 % des parents pensent que leurs enfants sont très vigilants (9 ou 10/10) ou vigilants (7 ou 8/10) dans la protection de leurs données personnelles. Cela laisse 40 % de parents qui évaluent la vigilance de leur enfant comme faible ou moyenne. Cette appréhension évolue avec l’âge, culminant en 5e, période où les contrôles parentaux s’intensifient.

Selon plusieurs études, environ la moitié des adolescents disent respecter les bonnes pratiques de protection de la vie privée. La plupart des parents (87 %) pensent que le risque que leurs enfants soient victimes d’une violation de leurs données personnelles est faible ou nul.

Cependant, 10 % des parents croient que c’est possible, voire certain (2 %). La compréhension des risques liés aux technologies n’empêche pas leur utilisation.

Pour conclure

Cette enquête met en évidence la complexité du rapport des adolescents et adolescentes au numérique. Ils ont besoin de plus d’autonomie personnelle, mais ils doivent également recevoir un encadrement adéquat, tenant compte de leurs habitudes réelles. Il faut également sensibiliser davantage les jeunes à tous les risques qu’ils courent lorsqu’ils sont connectés.

Bibliographie

Arfaoui, M., & Elbaz, J. (2025). Numérique adolescent et vie privée : Une enquête auprès des élèves de collèges et de leurs parents. CNIL. https://hal.science/hal-04919994v2

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