18 janvier 2024

Dominique Boullier et le modèle pluraliste d’éducation au numérique

« L’éducation au numérique est aussi une éducation politique (…) qui vise explicitement à un empowerment, à une augmentation des capacités de ceux que l’on ne traite que comme des usagers, des clients, ou même des “inputs” pour les calculs. » – D. Boullier

Nouveau modèle pour la jeunesse suisse

La Suisse s’est dotée récemment d’un nouveau modèle d’éducation au numérique. Présentement en cours d’implantation dans le canton de Vaud, ce programme vise à structurer pour la prochaine décennie l’éducation au numérique de la maternelle au « gymnase » (l’équivalent de l’école secondaire québécoise). Environ 1500 personnes enseignantes participent à la phase pilote. Bien qu’il ne relève pas de l’éducation supérieure, ce modèle helvétique est intéressant à plus d’un titre, y compris pour les acteurs du milieu universitaire.

Soulignons d’entrée de jeu que son principal idéateur, le professeur-chercheur Dominique Boullier, est un auteur de référence en sciences sociales pour quiconque veut comprendre le devenir numérique des sociétés contemporaines.

Dominique Boullier,
sociologue du numérique

Dominique Boullier, sociologue.
Source : Wikimedia Commons.

On lui doit une pléthore de publications conceptuellement riches et stimulantes, dont une Sociologie du numérique (2019) qui s’efforce de synthétiser les acquis de ce champ de connaissance en effervescence. Boullier possède également une riche feuille de route académique. Professeur à Sciences Po Paris de 2009 à 2015, où il a coordonné le Médialab de cette institution aux côtés de Bruno Latour, il passe ensuite au Digital Humanities Institute de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne de 2015 à 2019. Son plus récent livre, Propagations (2023), ne s’efforce rien de moins que de proposer un nouveau paradigme pour les sciences sociales à partir d’une compréhension des processus de propagation qu’a rendu prégnant la pandémie de Covid-19.

Quels sont les choix théoriques et la vision pédagogique qu’opère un universitaire à la fine pointe de la recherche savante en matière de culture numérique lorsque vient le temps de concocter — avec d’autres, bien évidemment — un programme d’éducation au numérique pour la jeunesse ? C’est ce que nous avons voulu comprendre en lisant la contribution collective qu’il signe comme premier auteur dans le plus récent numéro de la revue Distances et médiations des savoirs. Rappelons que nous avons déjà fait état du dossier paru dans ce numéro dans un billet antérieur, consacré à la sobriété numérique dans le monde de l’éducation.

Pour une éducation à un numérique pluriel

Le programme éducatif suisse d’éducation au numérique s’inscrit dans la filiation du philosophe américain John Dewey, qui, au début du XXe siècle, s’est efforcé de souligner l’importance, pour l’école, de former à la citoyenneté. Les élèves ne doivent pas uniquement apprendre à maîtriser les technologies numériques en vigueur, mais ils doivent également être en mesure d’exercer un jugement critique informé par les enjeux sociaux afin d’être capable de « saisir le numérique comme un ensemble de possibles et non de rails déjà tracés » (Boullier et al., 2023). Cela passe par le fait d’apprendre à débattre et à choisir parmi un éventail d’options, qui ne se résument pas à celles que proposent les grands joueurs du capitalisme numérique d’aujourd’hui.

En somme, Boullier souhaite que la jeunesse ne fasse pas que s’adapter aux outils numériques qu’on lui propose, mais qu’elle apprenne à questionner, explorer et bidouiller son environnement sociotechnique. Apprendre au XXIe siècle, avance-t-il, c’est être capable de « passer du rôle de consommateur à celui de producteur de contenus pour analyser les composantes numériques puis réaliser ses propres choix éclairés » (Ibid).

Mutations de l’éducation

Tableau des mutations de l’éducation (2012) tiré du programme « Forccast » du Medialab de Sciences Po Paris, dirigé alors par Bruno Latour et Dominique Boullier. Source : Boullier et al., 2023.

Une telle vision de l’apprentissage, foncièrement expérientielle et réflexive, s’oppose à celle qui, selon lui, prévalait au XXe siècle, où il s’agissait essentiellement de s’approprier des savoirs déjà validés, et ce sur un mode où l’obéissance primait sur la mise en question de ceux-ci. En bref, Boullier souhaite que l’on forme la jeunesse à l’empowerment, « en donnant des ressources pour récupérer un pouvoir de décision » (Ibid).

Relevons qu’une telle finalité éducative, qui met l’accent sur l’agentivité et les capacités des apprenants, est actuellement portée par plusieurs auteurs. On peut relire, à titre d’exemple, le billet que nous avons consacré à l’automne 2023 au rapport sur les technologies éducatives émergentes écrit par le chercheur finlandais Ilkka Tuomi, qui suggère que « le développement de l’agentivité (…) peut être considéré comme l’objectif ultime de l’éducation » (accéder au billet).

Pluralisme éducatif : quatre dimensions de l’éducation au numérique

Le pluralisme est à la fois le « fil conducteur » et « l’exigence centrale » de ce programme éducatif. Il s’articule ensuite en quatre dimensions, ou quadrants, ce qu’illustre le schéma ci-dessous.

Le modèle pluraliste : au cœur, le pluralisme et ses quatre quadrants. Source : Direction générale de l’enseignement obligatoire et de la pédagogie spécialisée (DGEO) du canton de Vaud, Suisse (CC-BY-NC-SA 4.0)

Résumons chacune de ces dimensions :

  1. Traiter l’information de manière modulaire. Au lieu de se centrer sur l’apprentissage du code, qui s’incarne en différents langages de programmation informatique, le programme se concentre sur l’enseignement de « l’algorithmie, la pensée computationnelle et le traitement modulaire de l’information qu’elle introduit » (Ibid). Ce choix permet de réinscrire la science informatique dans l’enseignement de la logique, où il s’agit d’apprendre à décomposer des problèmes et des tâches en séquence, ce qui peut s’avérer utile dans la vie de tous les jours, sans nécessairement recourir à un ordinateur.
  2. Encastrer le numérique dans ses conditions socioéconomiques, historiques et culturelles. Le volet spécifique sociologique du programme conduit les apprenants à être curieux du contexte historique, économique et géopolitique qui façonne les choix technologiques. Un tel regard informé par les sciences sociales et arrimé au fondement pluraliste qui traverse le programme invite à ne pas considérer la culture numérique actuelle, dominée par les GAFAM, comme la seule possible.
  3. Déléguer aux machines. Notre vie numérique nous amène à prendre une foule de décisions au quotidien (accepter d’être pisté, de partager nos données, de s’inscrire ou non à un service suivant diverses modalités, etc.). Cela nécessite un apprentissage de la prise de décision dans l’action afin de déléguer intelligemment aux machines, voire dans certains cas « de questionner même la nécessité de se connecter, d’utiliser un service numérique » (Ibid).
  4. S’exercer à la responsabilité. La dimension éthique du programme vise à apprendre l’autorégulation de soi en société, et ce, en fonction de quatre aspects : la soutenabilité, la santé (la nôtre et celle des autres dans une perspective écosystémique), l’inclusion et les libertés.

Dans ce vaste et ambitieux programme, les dimensions 1 et 2 concernent les contenus de connaissance, tandis que les dimensions 3 et 4 s’intéressent aux pratiques.

Exemple d’application pédagogique : le jeu de la grue

Afin de prendre la mesure des implications pédagogiques concrètes de ces fondements théoriques et pédagogiques, l’entièreté des contenus d’enseignement par cycle d’études est librement mise à disposition en ligne. Accéder aux manuels.

À titre d’exemple, voici le document PDF de la fiche pédagogique pour le « Jeu de la grue », qui vise à initier les élèves de 6 ans à l’algorithmie.

« Dans le jeu de la grue, les élèves commandent les mouvements d’une grue jouée par un de leurs pairs pour déplacer des cubes. Le langage est au départ informel, puis restreint ensuite à trois éléments seulement lors du passage à l’écrit. Lors des différentes mises en commun, les élèves sont sollicités pour améliorer le langage disponible et rendre leurs programmes plus efficaces. Il s’agit pour eux d’explorer les différents choix possibles même dans un contexte technique restreint » (Ibid).

Bibliographie

Boullier, D. (2019). Sociologie du numérique (2e éd.). Armand Colin. Accès réservé UQAM pour la version numérique : https://www-cairn-info.proxy.bibliotheques.uqam.ca/sociologie-du-numerique–9782200624750.htm

Boullier, D., Chessel-Lazzarotto, F., Liégeois, G., Mondada, F., Badoux, D. et Agrebi, S. (2023). Un modèle pluraliste d’éducation numérique, l’expérience du canton de Vaud en Suisse. Distances et médiations des savoirs. Distance and Mediation of Knowledge, (43). https://doi.org/10.4000/dms.9344

Pour aller plus loin

La Direction générale de l’enseignement obligatoire et de la pédagogie spécialisée (DGEO) du canton de Vaud a placé sous licence Creative Commons (CC-BY-NC-SA 4.0) l’ensemble de ses Manuels pour l’enseignement de l’Éducation numérique. Au menu, une foule d’activités, de scénarios pédagogiques et d’ateliers de discussion à réutiliser. Accéder aux manuels.

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