Lorsque l’industrie définit ce que signifie apprendre
Risques et opportunités des technologies éducatives émergentes
Le Collimateur est toujours à l’affût de rapports substantiels qui proposent une analyse originale de ce qui attend l’éducation supérieure au cours des prochaines années, comme le rapport Educause 2023 sur les tendances de fond du milieu nord-américain, ou encore le récent Avis du Conseil supérieur de l’éducation du Québec sur la recherche savante d’ici. C’est avec un grand intérêt que nous avons parcouru On the Futures of Technology in Education: Emerging Trends and Policy Implications. Ce rapport est publié sous l’égide du Bureau des publications de l’Union européenne.
Ce rapport mérite l’attention à plus d’un titre.
- Tout d’abord, il s’agit d’une perspective européenne sur les technologies éducatives émergentes. Le tour d’horizon qu’il propose vise à informer les décideurs des pays européens sur les enjeux technologiques les plus structurants qui façonneront le monde de l’éducation de demain.
- De plus, chaque technologie traitée est contextualisée en fonction de diverses théories de l’apprentissage bien connues, notamment celle de Vygotsky en premier lieu. Au fil des pages, on retrouve également les noms de Piaget, Dewey, Freire, et Bruner.
- Les trois auteurs du rapport prennent parti en faveur d’une conception des politiques éducatives inspirée de la théorie des capabilités développée par le célèbre économiste et philosophe indien Amartya Sen, lauréat du Prix Nobel d’économie en 1998.
L’agentivité comme objectif ultime de l’éducation
Selon cette approche,
« le développement de l’agentivité [agency] – c’est-à-dire ce que les gens sont libres de faire et d’accomplir dans la poursuite d’objectifs et de valeurs qu’ils considèrent comme importants – peut être considéré comme l’objectif ultime de l’éducation. »
Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p.9, traduction libre.
La mise en application de cette approche rencontre un défi de taille. Selon les auteurs, l’apprentissage de l’autonomie dans le monde de l’éducation d’aujourd’hui est de plus en plus médiatisé par des technologies conçues par de grandes entreprises multinationales qui ne sont pas situées en Europe.
Dans ce contexte, les gouvernements européens doivent prendre conscience du fait que « les politiques industrielles sont désormais intrinsèquement liées aux théories de l’apprentissage et aux politiques éducatives » (Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p.9, traduction libre).
Autrement dit, il n’est plus possible aujourd’hui de légiférer dans le domaine de l’éducation sans tenir compte en même temps des dimensions technologiques, et donc industrielles, qui sont susceptibles d’influencer ce que signifie l’acte d’apprendre.
Les futurs possibles de l’IA générative en éducation
Parmi toutes les technologies analysées dans ce rapport, celle qui reçoit le traitement le plus approfondi est sans contredit l’intelligence artificielle (IA) générative. S’il est encore difficile de prévoir à quoi ressemblera l’écosystème industriel de l’IA dans le futur, les auteurs sont néanmoins d’avis que celui-ci sera dominé par un très petit nombre de grandes entreprises privées. Et étant donné que les capacités de développer de telles technologies de pointe ne sont pas donnés à tous les pays du monde, « l’IA va possiblement amplifier la fracture sociale et géographique » (Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p. 14) entre :
- d’un côté, une poignée de pays capables de façonner ce que signifie apprendre avec les systèmes d’IA,
- et de l’autre le reste du monde qui, faute de moyens, ne pourront participer véritablement à cette conversation .
Écriture hybride et influence sur la pensée
L’IA générative va éventuellement nous amener à repenser la nature de l’acte d’écrire. Depuis l’arrivée de ChatGPT, il est désormais crucial de savoir comment interagir de manière adéquate avec cette technologie. Cela requiert la capacité de construire des requêtes comportant plusieurs facettes.
À cet égard, on lira avec profit notre billet consacré à « L’art du “prompt” » paru en mars 2023. Les auteurs observent d’ailleurs que l’on voit de plus en plus émerger des personnes qui se disent spécialistes du requêtage relatif à un domaine spécifique, comme quoi l’«art du prompt » est une compétence de rédaction qui ne cesse de se raffiner.
Une crainte importante entourant l’utilisation de l’IA générative par le grand public est que celle-ci en vienne à menacer nos capacités à penser et à écrire. Les auteurs du rapport proposent une tout autre perspective :
« Du point de vue de la pensée de Vygotsky, les systèmes d’IA générative ne sont pas intéressants parce qu’ils produisent des textes ; ils sont pertinents en éducation en raison de leur capacité à amener les humains à développer des formes élaborées de réflexion où les concepts, les systèmes conceptuels et le langage sont des outils pour la pensée. »
Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p. 41, traduction libre.
En somme, l’intérêt de l’IA n’est pas d’écrire ou de penser à notre place, mais plutôt de nous aider à développer nos capacités métacognitives et rédactionnelles. Les IA sont des « outils cognitifs » qui pourront éventuellement devenir des “compagnons intellectuels” et des “partenaires d’apprentissage” »
Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p. 47, traduction libre.
Ne pas oublier le bien-être des personnes… et de la planète
En conclusion, le rapport avance qu’à l’heure actuelle le défi central des politiques éducatives est de tirer profit du potentiel des technologies sans compromettre le bien-être des personnes étudiantes et enseignantes. Ainsi, « avant d’intégrer pleinement l’IA au curriculum, on doit d’abord s’assurer que cette technologie est digne de confiance » (Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p. 9, traduction libre).
Un autre volet substantiel du rapport porte sur l’arrivée prochaine de la technologie 6G. Cette technologie rendra possible le déploiement d’un « nouvel Internet » dont les flux de données encore plus rapide nous ferons basculer dans « un nouveau paradigme de synchronisation et de fusion du numérique et du monde physique » (Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p.7, traduction libre). Dans ce nouveau contexte, les technologies immersives comme la réalité étendue, la réalité augmentée et la réalité mixte pourront enfin prendre leur envol, car elles ne seront plus limitées par l’infrastructure technologique actuelle, qui n’est pas encore suffisamment puissante pour révéler leur plein potentiel.
Ces avancées présentes et à venir auront assurément, ne cessent de rappeler les auteurs, un effet sur le réchauffement du climat de la planète Terre tant ces technologies sont gourmandes en données et en énergie. Un aspect ignoré jusqu’à tout récemment dans les considérations sur les technologies éducatives, la question environnementale s’avère désormais incontournable. À tel point que « la transformation numérique de l’éducation et de la société ne doit pas se faire au détriment de la transition écologique » (Tuomi, I., Cachia, R., Villar-Onrubia, D. (2023) p.6, traduction libre).
Bibliographie
Ilkka, T., Romina, C. et Daniel, V. O. (2023). On the Futures of Technology in Education: Emerging Trends and Policy Implications. Publications Office of the European Union. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/e4b09917-582f-11ee-9220-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-294136868
Pour aller plus loin
Les travaux de recherche de l’auteur principal du rapport, Ilkka Tuomi, scientifique en chef de Oy Meaning Processing Ltd, un organisme de recherche public indépendant à but non lucratif situé à Helsinki, en Finlande, sont abondamment cités dans le rapport. Tuomi est l’auteur d’une foule d’articles sur les technologies éducatives et l’intelligence artificielle. Voir sa fiche Google Scholar pour connaître ses publications.
Téléchargement du rapport : On the Futures of Technology in Education: Emerging Trends and Policy Implications (PDF, 576Ko)