19 février 2025

Impact de l’IA générative sur la « pensée critique »

Un équilibre subtil entre automatisation et préservation des compétences fondamentales

« AI Should Challenge,
Not Obey »
(Sarkar, 2024)

Voici une étude empirique exploratoire, quantitative et qualitative, intitulée « The Impact of Generative AI on Critical Thinking » (Lee et coll., 2025) et publiée dans le cadre de la conférence CHI 2025. Elle explore l’impact des outils d’IA générative (comme ChatGPT, Copilot, Gemini) sur la pensée critique des spécialistes en éducation, en ingénierie, en santé, etc.

L’étude se base sur un sondage auprès de 319 membres du personnel professionnel qui utilisent régulièrement ces outils (au moins une fois par semaine dans leur travail) et sur l’analyse de 936 exemples d’utilisation. Pour évaluer les activités cognitives associées à la pensée critique, elle se base sur la taxonomie de Bloom.

Les buts visés étaient d’analyser :

  • Quand et comment les travailleurs et travailleuses du savoir mobilisent leur pensée critique lors de l’utilisation de l’IA générative.
  • Quand et pourquoi l’IA générative modifie-t-elle l’effort cognitif associé à cette pensée critique ?

Pourquoi cette étude est-elle pertinente à l’enseignement ?

D’abord, pour comprendre les risques de dépendance cognitive. Ensuite, il est nécessaire de réviser les méthodes d’enseignement traditionnelles. Finalement, il est important de concevoir des outils éducatifs responsables.

Les points clés à retenir de cette étude

Un équilibre critique entre confiance en l’IA et confiance en soi

  • Confiance élevée envers l’IA → réduction de la pensée critique : les personnes qui font davantage confiance aux outils d’IA ont tendance à moins questionner les résultats générés (ex. : acceptation passive de textes ou de codes sans vérification approfondie).

« Higher confidence in GenAI is associated with less critical thinking. » (Lee et coll., P.12)

  • Confiance en ses propres compétences → augmentation de la pensée critique : le personnel professionnel qui a confiance en ses capacités sans IA consacre plus d’efforts à évaluer et à adapter les résultats de l’IA (ex. : vérification des sources, reformulation du ton).

« Higher self-confidence is associated with more critical thinking. » (Lee et coll., P.12)

Il est vrai qu’une tendance générale à la réflexion sur le travail est positivement corrélée à l’exercice de la pensée critique, même en utilisant l’IA générative.

« Knowledge workers’ overall tendency to reflect on their work had a positive effect on perceived enaction of critical thinking. » (Lee et coll., P.12)

L’IA ne remplace pas la pensée critique, elle la déplace.

Les personnes qui utilisent cette technologie passent moins de temps à générer des idées originales et plus de temps à évaluer et à adapter les résultats de l’IA.

  • De la collecte d’informations à la vérification : l’IA automatise la recherche et la synthèse, mais les utilisateurs et utilisatrices doivent consacrer davantage de temps à la validation des informations (par exemple : vérification des hallucinations, vérification des sources externes).
  • De la résolution de problèmes à l’intégration des réponses : l’IA propose des solutions, mais les personnes qui les utilisent doivent les adapter et les ajuster à un contexte spécifique (par exemple, adapter un code généré à un cas particulier).
  • De l’exécution à la supervision des tâches : le personnel professionnel devient le « superviseur » de l’IA, consacrant leur effort à rédiger, à tester, à peaufiner les « prompts » et à évaluer la qualité plutôt qu’à produire directement le contenu brut.

Une évolution dans la rédactique (prompt engineering)

  • Réflexion quant à la formulation des requêtes : Les personnes du domaine du savoir font preuve de pensée critique en optimisant les prompts pour obtenir les réponses souhaitées et en consolidant leurs objectifs avant d’utiliser les outils d’IA générative. Exemple : « I was reflective when it came to giving the correct prompts, in order to get the correct result a correct description needs to be given. » (Lee et coll., P.8)
  • Inspection des réponses avec les sources primaires : Les utilisateurs évaluent la qualité des réponses de l’IA générative à l’aide de critères objectifs et subjectifs, tout en recoupant les informations avec des sources externes. Exemple : « I had to make sure each piece of text generated met the requirements of the client based on criteria [in the prompt] like colour palette, and people in photos -male/female, skin tone, etc. » (Lee et coll., P.8)
  • Intégration des réponses et adaptation « moins IA » : Les personnes participantes modifient le style des réponses de l’IA générative pour l’adapter à la tâche et pour qu’elles semblent moins avoir été « générées par l’IA ». Exemple : « often the AI writes awful stuff like “our groundbreaking and fundamental analysis shows…” that sounds too emphatic and does not fit the scientific style. » (Lee et coll., P.9)

Les motivations et les obstacles à la pensée critique

Les principales motivations pour s’engager dans une pensée critique lors de l’utilisation d’une IA générative sont les suivantes :

  • Amélioration de la qualité du travail (ex. : éviter les erreurs techniques ou les biais culturels) ;
  • Éviter des conséquences négatives (ex. : enjeux juridiques ou éthiques) ;
  • Développement professionnel (ex. : ne pas dépendre de l’IA à long terme).

Les obstacles à la pensée critique sont les suivants :

  • Manque de temps ou de motivation pour vérifier les résultats ;
  • Surconfiance dans les capacités de l’IA (« l’IA est compétente pour les tâches simples ») ;
  • Difficulté à améliorer les résultats de l’IA dans des domaines complexes ou spécialisés.

We qualitatively analysed participants’ free-text responses to understand why they do or do not enact critical thinking, identifying three key motivators (work quality, potential negative outcomes, skill development) and three inhibitors (awareness, motivation, ability) for critical thinking.” (Lee et coll., P.7)

Risque d’atrophie cognitive

La dépendance à l’IA pour des tâches routinières ou perçues comme « peu importantes » réduit les occasions de pratiquer la pensée critique. Cela affaiblit les capacités d’analyse autonome (phénomène nommé « Ironies of Generative AI » par les auteurs).

  • Effort réduit : l’IA générative peut réduire l’effort perçu pour les activités cognitives comme l’évaluation, car les outils fournissent des boucles de rétroaction personnalisées. Exemple : « I can be confident that everything is spelt correctly, I don’t need to second guess myself… I can get the reassurance I need without having to bother another person to check it for me. » (Lee et coll., P.14)
  • Effort accru : Il peut arriver que les réponses générées par l’IA soient trop superficielles ou génériques, ce qui nécessite une révision critique et entraîne une augmentation de l’effort. Exemple : « the output is way too cookie cutter, full of cliché [text] and boring. I have to edit it a lot to get something out of it that I could ever give to my bosses. » (Lee et coll., P.10)

Quelques recommandations

Les auteurs proposent des pistes pour concevoir des outils d’IA qui préservent et renforcent la pensée critique.

Formation et sensibilisation

L’étude met de l’avant l’importance d’apprendre à superviser l’IA plutôt qu’à simplement l’utiliser. Voici quelques exemples :

  • Incorporer des exercices dans le cadre des cours, où l’IA génère des arguments que les personnes étudiantes doivent analyser et contredire.
  • Expérimenter des scénarios pédagogiques où l’IA génère des erreurs à identifier.
  • Former les personnes enseignantes aux bonnes pratiques de rédactique pour stimuler l’analyse critique.
  • Intégrer des prompts incitant à la vérification (« Cette réponse contient-elle des biais culturels ? »).
  • Enseigner la formulation de prompts critiques (ex. : « Génère trois perspectives contradictoires sur ce sujet. »).

Conception d’outils d’IA générative

Les outils d’IA générative devraient être conçus pour encourager la pensée critique. Ils devraient mettre l’accent sur la transparence, la vérifiabilité et la possibilité de remettre en question les résultats de l’IA. Par exemple, des robots conversationnels qui posent des questions critiques, simulations de débats avec des IA jouant des rôles contradictoires, etc.

Équilibre entre efficacité et réflexion

Les universités doivent favoriser un équilibre entre l’efficacité accrue offerte par l’intelligence artificielle générative et la nécessité de maintenir un engagement actif dans la pensée critique. Par exemple :

  • Limiter l’utilisation de l’IA aux tâches à faible enjeu cognitif (comme la relecture grammaticale).
  • Maintenir des exercices sans IA pour renforcer les compétences essentielles, telles que l’analyse de textes ou la résolution de problèmes.

Sans régulations adéquates, l’IA pourrait compromettre la faculté d’analyse autonome, cruciale dans les professions du savoir.

Bibliographie

  • Lee, H.-P., Sarkar, A., Tankelevitch, L., Drosos, I., Rintel, S., Banks, R., & Wilson, N. (2025). The Impact of Generative AI on Critical Thinking: Self-Reported Reductions in Cognitive Effort and Confidence Effects From a Survey of Knowledge Workers. In CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ’25), Yokohama, Japan. https://doi.org/10.1145/3706598.3713778 sous licence CC-BY.
  • Advait Sarkar. 2024. AI Should Challenge, Not Obey. Commun. ACM 67, 10 (Sept. 2024), 18–21. https://doi.org/10.1145/3649404

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