Plaidoyer pour la lecture de haut niveau
Il est rare qu’un article scientifique se transforme en manifeste. C’est pourtant ce que nous propose un collectif de quatre universitaires européens provenant de divers horizons disciplinaires : l’histoire du livre, l’édition, l’éducation et la bibliothéconomie.
Après la parution en 2022 d’un texte savant sur l’importance sociale et culturelle de la lecture de haut niveau dans la revue First Monday, ils ont récemment remanié leur propos pour interpeler le grand public et les personnes enseignantes qui forment la jeunesse. Leur déclaration, publiée en quatre langues au début d’octobre 2023, et appuyé par des regroupements d’éditeurs et de bibliothèques, mérite une lecture attentive.
Le Manifeste de Ljubljana (on peut le lire en version française ici) et l’article dont il découle (la version originale en anglais est disponible ici) sont intéressants pour trois raisons. D’abord, ils proposent un état de l’art qui s’intéresse à l’ensemble de nos pratiques de lecture à l’ère du numérique. Ensuite, ils soulignent l’importance de la diversité des approches de lecture, en particulier à celles qui relèvent de la lecture de haut niveau (higher-level reading) et qui s’acquièrent en bonne partie lors des études supérieures. Finalement, ils proposent des solutions pour encourager dans toutes les sphères de la société une « éducation à la lecture » qui fait la part belle à la lecture de haut niveau.
L’environnement numérique et l’appauvrissement de nos pratiques de lecture
Le panorama que dépeignent les auteurs sur nos pratiques de lecture contemporaines est peu reluisant et cherche à susciter une prise de conscience. Selon eux, la lecture à l’écran, qui est devenue dominante, a significativement modifié nos habitudes de fréquentation de l’écrit depuis le début des années 2000.
En s’appuyant sur diverses études longitudinales, ils démontrent que nous ne lisons pas moins qu’avant, mais que nous le faisons désormais plus par obligation eue par plaisir. Ils notent que notre motivation à nous absorber longuement dans un livre décline et cède le pas à des lectures brèves et superficielles qui engagent moins nos processus cognitifs, métacognitifs, et la mémoire.
Si le chapeau vous fait, mettez-le…
Selon eux, nous sous-estimons le rôle central de la lecture dans la vie des individus et des sociétés. Notre existence entière repose sur l’écrit, ce qui exige de savoir lire dans une multitude de contextes. Cette réalité est tellement évidente qu’elle semble souvent invisible tellement elle est tenue pour acquise. Ce que cache cette évidence, c’est qu’il existe une foule de manières de lire qui sollicitent et permettent de cultiver des compétences différentes.
La diversité méconnue des pratiques de lecture
L’abondance d’informations qui circule dans notre environnement numérique nous a habitués à feuilleter un grand nombre de textes et à papillonner d’un onglet à un autre de notre navigateur en mode multitâche, mais cela au prix de nous déshabituer des formes de lectures plus exigeantes auxquelles les auteurs veulent rendre leurs lettres de noblesse.
En effet, ils remettent en question l’idée selon laquelle lire consiste uniquement à répondre à un besoin d’information ponctuel, comme vérifier un fait ou prendre connaissance de l’actualité. La lecture instrumentale, orientée vers un but stratégique précis, est une compétence fonctionnelle de base importante, certes, mais ce n’est qu’une manière de lire parmi d’autres.
S’il est vrai que nous lisons toujours autant en dépit de l’arrivée des technologies numériques, on constate un recul marqué des pratiques de lecture de haut niveau dans cet environnement connecté. Or, ces manières de lire plus exigeantes que le simple décodage informationnel méritent d’être étudiées et reconnues si l’on veut les valoriser auprès de nos étudiants et étudiantes.
La lecture de haut niveau, un éventail des pratiques
Voici l’éventail des pratiques de lecture de haut niveau considérées par les auteurs :
- la lecture critique prête attention aux liens logiques entre les énoncés, ainsi qu’aux inférences et aux analogies. Elle repose sur l’analyse des sources, ce qui la rend cruciale pour une participation éclairée à la vie civique ;
- la lecture immersive nous fait oublier le monde autour de nous, elle est associée au loisir et exige une capacité d’attention soutenue ;
- la lecture littéraire enrichit notre vocabulaire, notre maîtrise de la langue et de l’art du récit, tout en élargissant notre compréhension du monde et de l’expérience humaine dans son infinie diversité. Elle stimule l’imagination, l’empathie et ce que la chercheuse Maryanne Wolf nomme la « patience cognitive », soit la capacité de prendre son temps pour apprécier une idée, savourer une émotion, ou réfléchir à une question suscitée par un texte (Wolf, 2019) ;
- la lecture de textes longs exige une concentration et une attention soutenues sur une longue période pour aborder la complexité qu’offre un livre ;
- la lecture lente combine les principaux éléments des quatre manières de lire précitées, se caractérisant par la liberté de relire pour explorer différentes interprétations d’un texte, ce qui conduit à une compréhension à divers niveaux ;
- la lecture tenace, synthétisant également les pratiques précédentes (à l’exception de la lecture immersive), permet de persévérer dans un texte malgré les difficultés qu’il recèle ;
- la lecture non stratégique est une manière de lire qui n’est pas instrumentale, où l’on entre dans un texte sans objectif prédéfini, ce qui peut conduire à des découvertes insoupçonnées ;
- la lecture comme défi, similaire à la lecture non stratégique, amène à lire au-delà du plaisir ou d’un besoin d’information.
Cette diversité des manières de lire de haut niveau a en commun de stimuler nos capacités réflexives et critiques, c’est pourquoi il faut mieux les promouvoir et y former nos étudiants et étudiantes en conséquence.
Pistes d’action pour stimuler la lecture de haut niveau à l’ère numérique
Parmi les multiples actions proposées par les auteurs, voici celles relatives à une « éducation à la lecture » :
- Reconnaître la diversité des manières de lire.
- Considérer la lecture comme une pratique qui permet de se confronter à la complexité de l’être humain, et non simplement comme une manière de décoder un texte pour en extraire de l’information.
- Expliquer aux personnes étudiantes les « affordances » des différents supports de lecture, c’est-à-dire comment chaque technologie (tant le bon vieux livre imprimé que les divers types d’écrans) favorise ou décourage des possibilités d’action et, par conséquent, certaines pratiques de lecture. À cet égard, le livre imprimé est reconnu pour susciter des pratiques de lecture de haut niveau.
- Favoriser le développement d’habitudes de lecture de haut niveau en contexte scolaire, ce qui implique d’apprendre à s’autoréguler pour ne pas céder au multitasking, mais aussi former au commentaire et à l’annotation de ses lectures par écrit en contexte de production de travaux.
- Enseigner que la lecture exige de faire des efforts, mais que ceux-ci sont récompensés de bénéfices importants pour l’individu autant que la société, en particulier en ce qui a trait aux décisions qui orientent nos vies. « Sans un engagement profond et critique vis-à-vis du contenu et de la langue du texte, nous sommes mal équipés pour contrer les simplifications populistes, les “fake news”, les théories du complot et la désinformation » (Schüller-Zwierlein et al., 2022).
- Valoriser les espaces propices à la lecture de haut niveau, notamment les bibliothèques.
- Intégrer le développement de la lecture de haut niveau dans les curriculums d’études universitaires.
Lecteur, lectrice, si certaines subtilités de ce billet vous ont échappé, nous vous invitons à le relire… 😉
Bibliographie
Schüller-Zwierlein, A., Mangen, A., Kovač, M. et Weel, A. van der. (2023). Le Manifeste de Ljubljana sur la lecture: Pourquoi la lecture de haut niveau est importante. https://readingmanifesto.org/?lang=fr
Schüller-Zwierlein, A., Mangen, A., Kovač, M. et Weel, A. van der. (2022). Why higher-level reading is important. First Monday. https://doi.org/10.5210/fm.v27i5.12770
Wolf, M. (2019). Reader, Come Home: The Reading Brain in a Digital World. Harper Paperbacks.